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Trafic: Quand les bébés abandonnés passaient clandestinement le Gothard

Au XIXe siècle, des enfants non reconnus ont été transportés de Suisse centrale vers Milan dans le cadre d’un trafic lucratif qui a fait sensation en Europe. Des dizaines de nourrissons ont été transférés via le Gothard.

Le village de Flüelen et son débarcadère, dans le canton d’Uri, où sévissaient des «marchands d’enfants», selon la presse de l’époque. Aquatinte d’après un dessin de Gabriel Ludwig Lory (1820). © DR
Le village de Flüelen et son débarcadère, dans le canton d’Uri, où sévissaient des «marchands d’enfants», selon la presse de l’époque. Aquatinte d’après un dessin de Gabriel Ludwig Lory (1820). © DR

Janine Schneider, Swissinfo

Publié le 02.05.2024

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Lorsque le journal Schweizerboten a fait mention pour la première fois, le 4 décembre 1807, de l’existence d’un village de 500 âmes «où vivent des marchands d’enfants», le nom de Flüelen, commune située près d’Altdorf dans le canton d’Uri, s’est répandu loin à la ronde. En fustigeant «l’épouvantable abus du commerce d’enfants en Suisse», cet article avait mis le doigt sur une pratique qui consistait depuis une décennie déjà à transporter des enfants non reconnus par le Gothard, pour les déposer ensuite dans un orphelinat à Milan.

Fondé en 1780 par l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, l’orphelinat de la Pia Casa degli esposti e delle partorienti disposait d’une pratique d’accueil libérale unique en Europe. Alors que dans la Confédération de l’époque, il n’y avait pas un seul orphelinat qui acceptait des enfants illégitimes, dans cet établissement, tous pouvaient en principe déposer leurs enfants et les récupérer un jour sans être punis.

«Vente d’enfants»

Cet article de presse avait été largement relayé par la presse étrangère, occasionnant de gros titres à Vienne comme à Augsburg en Allemagne, la plupart évoquant alors «la vente d’enfants». Mises sous pression, les autorités du canton d’Uri ont dû se résoudre à mener une enquête. Aujourd’hui, nous en savons plus sur ces événements et qui en étaient les protagonistes.

Si les transferts en direction de l’Italie d’enfants abandonnés étaient organisés aussi à ce moment-là depuis les cantons de Schwytz (Küssnacht) ou de Saint-Gall (Rapperswil et Saint-Gall), c’est dans le canton d’Uri, lieu de passage obligé vers l’Italie, qu’ils ont commencé.

Ce plan a surtout été échafaudé au sein de deux familles de la région. Celle de l’ancienne sage-femme de Flüelen Maria Huber, ainsi que celle de l’ancien instituteur du village Franz Josef Kempf. De 1803 à 1807, une soixantaine d’enfants passèrent ainsi entre leurs mains.

Curé impliqué

Parmi eux, les enfants de Josepha Mathis, une résidente enceinte de jumeaux, du village de Wolfenschiessen, dans le canton voisin de Nidwald. Le père ne veut pas l’épouser. En 1808, elle doit se soumettre à un interrogatoire devant les autorités d’Uri, qui lui conseillent de «déménager dans un endroit plus approprié», si l’on en croit les mots du magistrat (Landammann) et du curé, actés dans un procès-verbal.

Josepha Mathis décide alors de partir accoucher auprès de la famille de Maria Huber contre l’assurance que les frais d’hébergement et le transport des enfants en direction de Milan seraient couverts par le père. Mais les jumeaux meurent en cours de route, à Bodio. Dans la famille Huber, il n’était pas rare que des nourrissons décèdent peu après leur naissance. Mais tout était organisé. Outre des sages-femmes, des curés et des sacristains officiaient, chargés de baptiser puis d’enterrer en toute discrétion les enfants qui trépassaient. Leurs frêles cadavres étaient ensevelis au cimetière dans des tombes récentes. «Pour que les gens du coin y prêtent moins attention», dixit Sigrist Megnet, un habitant de Flüelen interrogé le 22 décembre 1807.

On calmait les enfants avec une teinture à base d’opium

De Flüelen, les enfants étaient attachés à des brancards, puis transférés à pied à travers le Gothard vers l’Italie. Pour les calmer, l’instituteur Kempf avait pour coutume de leur administrer une dose de thériaque, une teinture à base d’opium courante au XIXe siècle.

A Milan, les nourrissons étaient remis à l’orphelinat. Mais les transporteurs suisses ne pouvaient les déposer eux-mêmes. Ils devaient s’appuyer sur des autochtones, qui faisaient appel à des sages-femmes de l’ancien duché de Milan. Les nouveau-nés pouvaient aussi être placés dans des tiroirs, l’équivalent des actuelles boîtes à bébés. De retour en Suisse, les convoyeurs fournissaient souvent de faux certificats d’hospitalisation. Voilà pourquoi les enquêteurs ont peiné à déterminer le nombre d’enfants placés, décédés ou recueillis dans d’autres sites.

Enfants abandonnés

Ce trafic s’est avéré juteux en Europe où le «taux d’enfants illégitimes» avait grimpé, d’aucun qualifiant le XIXe siècle de «siècle des enfants abandonnés». La Suisse n’était pas épargnée. Dans le canton d’Uri, le taux d’abandon est passé de 0,3% des naissances en 1800 à 5,7% en 1858.

La croissance démographique fulgurante a contribué à accroître le phénomène. Mais cela n’expliquait pas tout. La modernisation et l’industrialisation ont entraîné de fortes mutations quant aux lieux de travail et de vie. Les jeunes sont aussi devenus plus mobiles, quittant plus rapidement leur environnement social pour aller travailler ailleurs. Le contrôle social a disparu et les jeunes femmes se sont soudain retrouvées plus vulnérables que jamais, des servantes étant régulièrement mises enceintes par leurs maîtres.

L’apparition de nouveaux obstacles juridiques liés au mariage est également à prendre en compte. En 1810, le canton d’Uri a introduit – pour éviter une propagation de la pauvreté – une loi qui interdisait toute union aux personnes «menant une existence indécente et immorale, qui avaient chassé les leurs ou qui vivaient de mendicité ou de débauche».

Stigmatisation sociale

Mais l’introduction de cette loi a eu un effet inverse. Alors qu’il était fréquent que des relations sexuelles avant mariage précipitent jadis les unions, le mariage était maintenant interdit aux couches les moins favorisées. Lorsque des enfants naissaient hors mariage, leurs mères tombaient dans le cercle vicieux de la stigmatisation sociale et de la misère économique.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ce commerce d’enfants se soit développé au tournant du XIXe siècle. A Uri, à la suite de la parution de l’article du Schweizerboten, ces transports ont été temporairement interdits. L’interdiction a été abrogée en 1814, mais six ans plus tard, la police de Lucerne a exigé du canton d’Uri qu’il mette enfin un terme à cette «absurdité». Dès lors, le transport d’enfants vers l’Italie a été passible d’emprisonnement.

Durant encore au moins un siècle, toutefois, les enfants abandonnés ont continué de souffrir en Suisse d’une stigmatisation sociale et d’une inégalité de traitement devant la loi. Ce n’est que depuis la réforme des droits de l’enfant, mise en place en 1976, que les enfants illégitimes et légitimes sont mis sur un pied d’égalité, notamment en ce qui concerne le droit de succession, le droit de cité et le droit au nom.

L’épreuve infamante de l’«interrogatoire du plaisir»

Le passage hivernal du Gothard en 1790, représenté par Johann Gottfried Jentzsch. © DR

La naissance d’un enfant illégitime pouvait avoir de graves conséquences au XIXe siècle, la société s’attendant à ce que les femmes avouent leur situation ou dénoncent les géniteurs. En cas de refus, on les soumettait au cours de l’accouchement à un «Geniessverhör», un interrogatoire du plaisir, en présumant que, souffrantes, elles ne pouvaient dire que la vérité.

Pour celles qui ont eu à subir cette pratique, le résultat était à double tranchant. Si passer aux aveux était très pénible à vivre sur le moment, elles avaient ensuite la possibilité de demander aux pères de reconnaître les nouveau-nés et d’en assurer également la charge.

A cette époque, en cas de venue au monde d’enfants illégitimes, la mère comme le père s’exposaient à des peines pouvant aller de l’amende à l’emprisonnement, en passant par des châtiments corporels et d’autres peines infamantes. Les mères célibataires restaient dans le viseur des autorités. Quant aux pères, ils avaient tout à craindre pour leur réputation.

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